jeudi 24 janvier 2013

Les fort(e)s en gueule



DÉRAPAGE




Elle s'appelait Adelaïde Matthews. Elle était fille de pasteur et cuisinière chez les Smith. Son bonheur, c'était de transformer les repas en des moments de fête. Les Smith la complimentaient au sujet de ses petits plats et cela lui faisait oublier qu'elle n'était ni bien jolie ni bien riche. Quand, pour servir à table, elle revêtait son tablier blanc garni de dentelle anglaise, elle se trouvait quelque grâce. Ses yeux bruns souriaient lorsque les enfants, John et Mary, se pourléchaient les babines, lorsque, l'air gourmand, ils quémandaient un morceau de gâteau, lorsque des invités disaient : "Adelaïde, vous êtes un vrai cordon-bleu !" Sa plus belle récompense, c'étaient les baisers des deux enfants.

Cet été 1924, son existence fut bouleversée par l'arrivée de Tom, 12 ans, qui était le neveu des patrons et qui surnomma aussitôt Adelaïde, "le corbeau". Ce garçon effronté s'amusait à faire rouler des œufs sur la table de cuisine, à cacher les pots d'épices, à vider la salière dans une sauce, à courir au jardin en emportant la casserole dont elle avait besoin. John et Mary trouvaient ces comportements fort comiques. Parfois, Madame, avertie par les cris des enfants, venait gronder Tom mais il continuait ses persécutions.

Madame demanda à Adelaïde de patienter : "Cet enfant est malheureux. Sa mère est gravement malade. Soyez compréhensive."

La vie était devenue si difficile à supporter ! Pourtant, pour plaire à sa maîtresse, Adelaïde encaissait sans broncher jusqu'au jour où Tom, ouvrit le four et y lança des grains de poivre, en criant : "T'es pas un corbeau, t'es une sorcière !" Adelaïde, la douce, la placide Adelaïde empoigna Tom et le poussa à l'intérieur de l'antre brûlant.

Ce matin-là, le gamin et la femme avaient franchi les portes de l'enfer, chacun à leur façon…



mardi 22 janvier 2013

Les fort(e)s en gueule


UN CRIME



En moi, Élise Rolfell, il n'y a que la honte : la honte de ma jalousie dévoilée, la honte de n'avoir pas été préférée à une femme si ordinaire, la honte d'être rongée par la haine. Je garde les yeux fixés sur mes mains comme je le faisais lorsque ma mère me grondait.

Je suis seule comme le chien égaré et l'arbre malingre dans la forêt. Seule et coupable puisque j'ai tué Nelly au premier étage du Grand Hôtel de Vittel où nous séjournions. Hier matin, je l'ai attendue. Quand elle est sortie de sa chambre, je l'ai saluée, je l'ai suivie dans le couloir. Elle est passée dans le petit salon. J'ai saisi la statuette en bronze sur le guéridon et de toutes mes forces, j'ai frappé. Le premier coup m'a libérée. J'ai frappé encore et encore… Toute la nuit, j'avais rêvé de ce moment. À présent, les scènes de mon théâtre intérieur et la réalité se ressemblent étrangement.

Paul, mon mari, avait rencontré Nelly au Pavillon de la Grande Source. J'avais été le témoin des premiers mots échangés. Tandis qu'elle buvait à petites gorgées, Nelly avait lancé à la cantonade : "Je n'y crois plus. Cette eau n'a aucun effet sur moi." C'était d'un vulgaire de s'adresser ainsi à des inconnus ! Paul avait réagi : "Continuez la cure. Au petit déjeuner, on m'a parlé de gens débarrassés de leurs maux en quelques jours." Elle avait minaudé : "Merci Monsieur".

Depuis lors, nous la croisions partout : à l'hôtel, dans le parc, dans la galerie thermale, en ville ! Chaque sourire et chaque parole que Paul lui adressait, chaque baisemain m'étaient un crève-coeur. Je sentais que Paul commençait à m'échapper ! Et puis, un matin, je les ai surpris qui s'embrassaient dans la roseraie. C'en était trop.

Je n'éprouve aucun remords, j'ai seulement honte.