jeudi 23 octobre 2008

TESTAMENT


Tout ce que j’ai tenu un instant dans les mains :
Voiles de brumes et silences amnésiques,
Halos de regrets et parfums défigurés,
Vagues de vent et images blessées.
Tout cela, illusion d’un matin ou d’un soir.

Tout ce que j’ai tenu dans mes paumes :
Les chants perdus de l’été,
Les aiguilles sur le cadran rouillé,
Les secondes nourries de chimères,
Les neiges délayées des après rendez-vous,
Les larmes, les craies de couleur,
Les cailloux veinés de blanc.
Tout cela, souvenirs et zestes de temps.

Tout ce qui s’est trouvé au bout de mes doigts :
Dragons de papier,
Ombres chinoises,
Feuilles mortes,
Morceau d’écorce.
Tout cela inutiles grigris,
Toboggan vers une enfance morte.

Tout ce que j’ai gardé dans mes mains fermées :
Tourbillons de baisers pareils à des papillons instables,
Mots d’amour murmurés,
Caresses hésitantes,
Cœur étourdi.
Tout cela secret, feu éteint à jamais.

Tout ce que j’ai tenu dans mes mains tremblantes :
Visage boursouflé par le chagrin,
Corps meurtri,
Corps brûlant,
Corps inerte.
Tout cela accident du désir, panne de bonheur.

Tout ce que j’ai saisi entre le pouce et l’index :
Premier cheveu gris,
Première cigarette,
Bout de ficelle dorée,
Bout de dentelle déchirée.
Tout cela, usure du temps, promesses avortées.

Tout ce que j’ai gardé dans mes mains :
D’autres mains,
Une boule de cristal, un carnet,
Un crayon ordinaire, une bague.
Tout cela, parenthèse de joie
Et vanité des vanités face à la grande faucheuse.

L’ENFANT POURPRE


L’enfant pourpre, l’enfant à l’écharpe pourpre et aux chaussures pourpres, allongé sur le banc, fixe le toit de verre de la salle des pas perdus. L’enfant somnole peut-être. Sa mère assise à ses côtés passe la main sur le front chaud. Visage crispé, elle porte le masque des douleurs contenues. Sa peau est pâle, ses yeux sont noirs, immenses et vides. Elle pense à ce fils qu’elle a perdu, que des voyageurs ont retrouvé mort dans les toilettes de cette gare. Elle revoit cet autre enfant, celui qui a été victime d’une overdose, celui qui ne faisait que rêver sa vie.

Chaque jour, la mère emmène l’enfant pourpre au même endroit. Elle s’assied sur le même banc, regarde les gens qui vont et viennent, soupçonne l’un ou l’autre sans avoir jamais de certitude. Le soupçon naît si vite, de petits riens, d’une casquette mal posée, d’un jeans trop délavé, de mains trop enfouies dans des poches, d’un petit paquet qu’elle devine caché à l’intérieur d’une veste.

La mère le voit s’approcher, blouson en jeans, barbe de trois jours, mains dans les poches. Elle le voit et croit le reconnaître. Ce visage-là, anguleux et gris, cette marche-là, lente, mécanique ont pour elle quelque chose de familier.

La mère se lève, prend la main de l’enfant pourpre, dit : « Debout mon poussin. Suis-moi. » L’enfant et sa mère quittent la salle des pas perdus, s’aventurent sur le quai numéro un, prennent l’escalator, s’avancent dans le souterrain et montent l’escalier qui mène à la voie douze.

Sur le quai, il n’y a que trois personnes. La mère ne voit que lui, le jeune en jeans, elle ne le quitte pas des yeux. Il fait les cent pas à quelques mètres d’elle. Au lointain, dans une longue plainte un train freine avant de heurter un butoir. Elle se retourne et cherche à voir d’où vient ce bruit. Bref instant de distraction. Quand elle veut de nouveau observer le jeune homme en jeans, elle remarque qu’il s’est approché d’une jeune fille blonde et lui dit quelques mots. Cela se passe très vite. En s’éloignant du garçon, la blonde fourre quelque chose en poche.

L’enfant pourpre tire sur la jupe de la mère qui n’y prend garde. Elle maudit tout à la fois le train et le butoir et sa curiosité. Elle maudit la terre entière et Dieu qu’elle a supplié en vain de l’aider à faire justice.

L’enfant pourpre s’est baissé, il tripote entre ses doigts un morceau de papier rose, parvient à en extraire un bonbon jaune qu’il porte à la bouche et commence à le mâchonner. Il lève les yeux vers le ciel et bredouille : « Oh le cerf-volant… » mais la mère ne réagit pas. Son regard n’arrive plus à se détacher du jeune homme. Elle donnerait tout son avoir pour savoir ce qui s’était passé entre lui et la fille blonde. Pour elle, il n’y avait que cela qui importait. Un fâcheux bruit l’a détournée de l’objet de son obsession et elle s’en veut.

L’enfant pourpre a trop chaud. Son visage ruisselle de sueur, il agrippe la main de sa mère en bafouillant : « Maman, j’ai mal au ventre ! »

Aucune réaction de sa mère qui ne cesse de regarder le jeune homme. Au fil des minutes, ses soupçons deviennent certitudes. Ce jeune homme ne peut être que le dealer qu’elle attendait. Cette fois, elle a juré de ne plus se laisser distraire. À l’horizon, dans l’entrelacs de rails, pointe un train. Du haut-parleur s’échappe une information : « Attention voie douze l’international… » La mère sait ce qu’elle doit faire. Elle laisse l’enfant pourpre tremblant et malade après lui avoir dit : « Reste ici. Sois sage ». Elle va se placer à proximité du jeune homme. Quand le train s’approche, elle pousse violemment le jeune homme qui tombe sur la voie sans même émettre un cri.

Mort pour mort, crime pour crime. C’est cela sa justice maternelle…

Allongé sur le sol du quai, l’enfant pourpre fixe le ciel où les nuages ont forme de cerf volant, d’anges et de dragons…

Son forfait accompli, la mère rejoint l’enfant pourpre. Elle s’accroupit près de lui, caresse son front, murmure « Lève-toi mon poussin. Lève-toi ».

L’enfant reste immobile, un sourire figé au bord des lèvres. Dans cette gare, elle aura tout perdu.